Christian BAILLON - PASSE
(ancien adhérent du G.I.E.N.)
" Je me souviens... " : J'ai quarante-cinq ans. Est-il possible d'avoir vécu sans lire Nizan ? Réponse : oui. La preuve ? Moi. Est-il alors possible de demeurer indemne après l'avoir lu ? Non. La preuve ? Moi. C'était donc il y a peu. Je découvre La Conspiration. Et Nizan. J'aurais dû le rencontrer depuis très longtemps, moi qui ne jure depuis mon adolescence que par son copain Sartre. Copain ? Certes, ils partagèrent pas mal de choses mais je soupçonne Sartre d'avoir été un peu jaloux de son condisciple doué, manifestement, pour l'écriture alors que Sartre, bien que talentueux déjà, se cherche encore un style. Le style, justement : j'ai entendu dire autour de moi que l'écriture de Nizan est datée. C'est pour moi, si c'est vrai, un sacré compliment. D'un coup de plume – Nizan corrigeait-il ses brouillons ? – ce sont ces années Trente, que j'aime, qui nous sont données, ces années où tout bascule, ces années où le peintre Hélion dessine les tensions et les équilibres, les figures creuses et les figures tombées. Nizan, lui, évoque l'errance de la jeunesse, le bras perdu de l'ancien combattant, l'ennui et la dérision. Sartre se voit refuser le manuscrit de La Nausée – alors appelée Melancholia – par Gallimard. Les années Trente, nous leur devons tout : le meilleur, et bien sûr le pire. Nizan fut dans le camp des lucides, des indignés, des insurgés. Il fallait qu'il criât. Une balle lui a arraché un dernier cri. Alors, le silence s'est fait. C'est ce cri, et ce silence, que je lis et relis. Comme bien d'autres, parcourant les couloirs, un soir, de l'école de la Rue d'Ulm, j'ai cherché leur présence : Nitre et Sarzan. Mais aussi, parce qu'ils étaient là, forcément là, en tout cas dans ma tête : Pluvinage, Rosenthal, Laforgue, et les autres. Puis Sartre a écrit un jour la fameuse préface à Aden Arabie. On lit les regrets de l'ami. Le Vingtième fut un siècle de dupes. Et de traîtres, n'est-il pas Pluvinage ? Nizan a écopé. Il fallait qu'il fût oublié. Ca a failli marcher. Sartre le réhabilite. Il lui dit son amour. Et moi j'aime qu'ils se soient retrouvés.
" Nizan... Aujourd'hui ! " : Le vingtième siècle, le siècle de dupes. Nizan nous a dit ce qu'il fallait en penser, et il avait vu juste. Le siècle est fini, un autre a commencé. Ça ne débute pas gaiement. Raison pour laquelle Nizan est à lire et relire. Pour se souvenir aussi que nous leur ressemblons encore, à ces jeunes idéalistes des années trente. Au fait, idéalistes ou réalistes ? Telle est la question, mais a-t-elle encore un sens ? S'il y a toujours des ratés, comme le disait Nizan, qui sont les élus dirait Sartre? Alors reste l'ironie, ravageuse et salutaire. La dérision, ça sauve du monde. Ce monde, quel monde ? Ce n'est plus celui des ingénieurs et de leurs fils. Ils ont bien travaillé. Ils nous ont laissé ce qui est là, ce qui se dévoile. Ce n'est pas brillant mais on ne peut vraiment pas leur en vouloir, ils y croyaient, à leur manière. Que faire alors ? L'indignation encore et toujours ! Suffira t-elle ? Restent les livres. A propos de Catherine, on lit " C'était une femme qui était dans l'amour comme ces gens que la musique bouleverse à la minute qu'ils l'entendent, mais qui ne retiennent pas les airs " (La Conspiration). Lire Nizan aujourd'hui, c'est accepter d'être bouleversé et de ne plus être quitté par ses mots. C'est donc éprouver ce qui manquait à Catherine.
[Christian Baillon-Passe, né en 1958 à Marseille, est avocat. De triple formation ( Droit, Philosophie, Médecine), il a participé en 2004 au Colloque du Groupe d'Etudes Sartriennes consacré à " Sartre et la Violence " et y a présenté une communication sur " Violence et Droit chez Sartre ". ]